Fabrikk
De Karl’s Kühne Gassenschau (dirigé par Paul Weilenmann)
Adapté par Yve Delaquis (traduction)
Dirigé artistiquement par Brigitt Maag
Collaboration artistique avec Ernesto Graf
Mis en scène par Paul Weilenmann, Brigitt Maag assistés par Marianne Herzig (responsable figurants), Paul Weibel (consultant), Joachim Rittmeyer (entraînement à l’improvisation)
Chorégraphies par Jonathan Huor
Avec Paul Weilenmann, Karim Slama, Laurent Deshusses, Denise Wintsch, Maria Augusta Balla, Theresa Davi, Guido Frank, Julien Opoix, Nicole Steiner, Neil Filby, Christian Szabo, Chrischi Weber, René Rusterholz, de nombreux figurants
Scénographie par Markus Heller (direction technique générale), Otmar Faschian (responsable technique et infrastructure), Youdid Poppe (coordination de la construction) assistés par Alex Fässler, Beat Fuhrimann
Décors par Doris Baumgartner (cheffe de projet décoration), Markus Heller
Lumières par Christian Bühlmann
Musiques par Neil Filby
Création sonore par Peter Leuenberger
Costumes par Marie-Anne Zeier
Théâtre Carrière des Andonces, St-Triphon, Suisse
Produit par Karl’s Kühne Gassenschau – Paul Weilenmann, Brigitt Maag, Markus Heller (producteur, tourneur, organisateur)
Représentation du mercredi 27 mai 2015 à 20h00
Placé en (placement libre)
Payé 62.00 CHF (tarif étudiant en semaine)
Une partie de la très grande scène du spectacle avec, en fond, le magnifique décor de la carrière des Andonces
[photo de Florian Cella, via 24 heures]
Il y a quelques mois encore, je n’avais jamais entendu parler de Karl’s Kühne Gassenschau. La machine médiatique s’est emballée à l’approche de la présentation de leur spectacle Fabrikk dans la carrière des Andonces, au Valais, durant cet été 2015, et j’ai donc découvert l’histoire de cette troupe suisse-allemande qui a commencé par quelques représentations de théâtre de rue à Zürich en 1984 avant de se transformer au fil des années en conceptrice de spectacles à gros moyens.
Si j’ai bien compris, Fabrikk est leur cinquième grosse production. Créé en 2011 dans les environs de Winterthour, le spectacle y a été joué deux étés avant de déménager vers Olten, pour deux saisons de plus. 450’000 spectateurs plus tard, le décor est déplacé en Suisse romande, avec un spectacle traduit et adapté, notamment en intégrant trois acteurs francophones dans la distribution. Au moment où j’en entends parler, des supplémentaires ont déjà été annoncées – Karl’s Kühne Gassenschau devrait remplir sans mal sa tribune de 1’400 places cinq soirs par semaine, de fin mai à début septembre…
Je vous l’ai dit, j’ai découvert l’existence du spectacle dans les médias, avec quelques images de leurs précédentes productions, notamment Akua, show pour lequel la troupe avait creusé un lac artificiel dans lequel évoluaient les acteurs à grands renforts d’effets spéciaux, incluant un dragon cracheur de feu. Après cette vidéo, j’ai pris mon billet sans réfléchir, pour la deuxième semaine de présentation de Fabrikk, très curieux de découvrir si, comme ils me le laissaient penser en vidéo, cette troupe de fous-furieux s’approchait de la perfection artistico-technique atteinte par les productions nord-américaines, dont ma référence, le Cirque du Soleil…
Dans la Fabrikk, les moyens de locomotion sont multiples…
[photo sans crédit, via le site du spectacle]
Me voilà donc à la gare d’Aigle, endroit d’où part la navette vous conduisant au site isolé de la carrière des Andonces (au passage, bravo pour l’organisation parfaite). Une fois arrivé, je suis surpris par l’ampleur du site : un restaurant construit sur place pour plusieurs centaines de personnes, un snack asiatique, un coin bar/lounge aux prix raisonnables, une boutique de souvenirs et, au loin, les tribunes, à côté desquelles se trouve une grue de chantier. Ca sent les gros moyens !
Les places ne sont pas numérotées, une file se forme donc devant l’entrée des tribunes. Les portes s’ouvrent une petite demi-heure avant le début de la représentation, et je finirai parfaitement placé, à mi-hauteur, plein centre. Pour un radin comme moi qui prend toujours les places les moins chères, ce libre-placement est génial ! Mais je vous rassure, toutes les places me semblent offrir une parfaite visibilité, et toutes sont couvertes. La représentation étant complète, il nous est demandé de nous serrer un peu (les tribunes sont faites de bancs, pas de chaises) pendant que j’admire le décor. En fond de scène, la falaise verticale de l’ancienne carrière donne un cachet particulier au lieu. La scène est très grande, tandis que le décor lui-même, censé représenter une fabrique de chocolat et fait d’éléments industriels récupérés, est imposant et bien conçu.
Mais place au spectacle ! Je vous le disais, la Fabrikk dont il est question produit du chocolat. Supervisés par un chocolatier très à cheval sur la qualité, les employés ne sont pas forcément exemplaires, que ce soit le dragueur invétéré, la retardataire désintéressée ou l’obèse ne pouvant s’empêcher de manger plus de chocolat qu’elle n’en produit. Au-dessus de cette effervescence gourmande, la grue dont je parlais précédemment amène les quatre musiciens de la troupe, assis sur une sorte de container. Ce dernier s’ouvre, révélant un décor d’avion dans lequel se trouve le patron de la fabrique, qui annonce par téléphone au chocolatier en chef la visite d’un hypothétique client chinois, auquel il faut sortir le grand jeu…
Au niveau de la scène, les sacs de matière première arrivent tandis qu’à l’étage au-dessus le maître-chocolatier dort encore dans son bureau, se faisant réveiller par son patron, qui téléphone depuis un avion pour annoncer l’arrivée d’un mystérieux Chinois – une belle démonstration de la maîtrise de la mise en scène du spectacle
[photo de Florian Cella, via 24 heures]
L’homme d’affaires chinois est accueilli triomphalement à l’aide de chansons, de chorégraphies et même de fleurs gonflables géantes, représentant les ingrédients faisant la renommée de la ganache produite sur place. Je ne vais pas vous résumer toute l’histoire, mais, pour faire simple, sachez que le Chinois exigera la production d’une ganache au goût plus asiatique dans des délais records et des quantités astronomiques, que le chocolatier paniquera et que chaque employé aura en parallèle ses soucis ou ses histoires d’amour, le tout perturbé par l’arrivé d’un stagiaire gaffeur.
Karl’s Kühne Gassenschau fait une large place au théâtre, dont les scènettes sont toujours entrecoupées de surprises et d’effets spéciaux (la décoration de l’usine par des fleurs gonflables, une soufflerie qui s’emballe et emporte sur son “dos” un employé à toute vitesse aux quatre coins de la scène dans un grand vacarme, une course poursuite très animée entre employés, un distributeur de café qui se démonte, une tyrolienne, un transpalette fou, un tapis roulant qui s’emballe, un stagiaire qui tombe dans une cuve de chocolat, un contremaître qui se transforme en Charlie Chaplin emporté dans une machine, une confection de chocolat en odorama avec un doux parfum qui envahit les tribunes, une cuve qui explose, bref, il n’y a pas de temps pour s’ennuyer).
Le chocolat n’est pas toujours le seul à passer à travers les différentes machines…
[photo sans crédit, via le site du spectacle]
Vous l’aurez compris, cette forme théâtrale truffée d’effets spéciaux, c’est drôle, c’est rythmé, c’est spectaculaire, c’est génial. A une séquence près, celle censée être la plus impressionnante. Alors que la fabrique se retrouve face à des délais impossibles à tenir, les employés se transforment en une sorte de soldats sans âme dans une mise en scène un peu bancale. Suite à ça, une partie du décor, dans laquelle prennent place deux acteurs, se transforme en sorte de roue de la mort carrée, si j’ose dire. La grue l’amène au centre de la scène, la chose commence à tourner, illuminée par des effets pyrotechniques, puis le tout s’élève assez rapidement… mais la tribune étant couverte, l’angle de vue du public est bloqué et la plupart de la performance invisible.
Cela dit, même si l’on oublie ce problème, l’acrobatie en elle-même n’est pas franchement impressionnante. Et c’est un des points faibles de Fabrikk : les membres du casting sont principalement des comédiens, pour certains des chanteurs et danseurs, mais pas des acrobates, et par moment ça manque un peu de performance humaine remarquable. Cette idée de roue de la mort revisitée était géniale, avec un vrai spécialiste de la discipline ça aurait été super impressionnant, alors que là l’effet tombe malheureusement un peu à plat.
C’est esthétique et très bien imaginé, mais ça manque un peu de performance physique
[photo sans crédit, via le site du spectacle]
Je me dois de signaler que cette scène a été victime d’un problème technique. Comme vous le voyez sur la photo, une gerbe d’étincelles jaillit de chaque coin du carré, mais à la représentation à laquelle j’étais, un coin ne s’est pas allumé et un autre s’est écrasé au sol après quelques secondes. Dommage. Autre problème technique lors de cette soirée, certaines des fleurs gonflables dont je parlais plus haut ne se sont pas dépliées. Peut être quelques cafouillages inhérents aux premières représentations.
Je viens de légèrement critiquer les performances physiques des membres de la troupe, je passe aux compliments : ce sont tous d’excellents acteurs. Je n’ai pas apprécié le dernier one man show de la “tête d’affiche” romande qu’est Karim Slama, mais je dois reconnaître qu’il est ici parfait dans ses deux rôles (celui d’employé dragueur et celui d’interprète chinois excentrique). Laurent Deshusses en chef chocolatier, éminemment gentil mais stressé et en proie aux doutes, livre une vraie performance d’acteur.
Quand aux acteurs originaux de Karl’s Kühne Gassenschau, qui jouent ce spectacle pour la cinquième année consécutive, ils franchissent pour la plupart la barrière de la langue avec brio. La “chocodépendante” obèse, rôle le plus émouvant de l’histoire, est incroyable, la jeune italienne draguant le chocolatier en chansons très douée (et prétexte à de très belles scènes poétiques) tandis que Paul Weilenmann, le responsable de la troupe, est toujours juste et très drôle. Ceux qui maîtrisent le moins la langue française et récitent leur texte par coeur causent parfois quelques problèmes de rythme ou placent mal une vanne pourtant bien écrite, mais ça devrait aller en s’améliorant au fil des représentations.
Le stagiaire maladroit a encore gaffé… et se transforme en fantasme absolue de l’employée obèse !
[photo sans crédit, via le site du spectacle]
Si vous ne voulez pas connaître la fin du spectacle, sautez les paragraphes suivants et reprenez votre lecture après la prochaine photo, mais je ne peux pas écrire une critique de Fabrikk sans parler de son final !
La progression dramatique nous conduit à l’inévitable : le chocolatier en chef est incapable de produire assez rapidement, il n’accepte pas de rogner sur la qualité comme l’exige son patron, ce dernier décide donc de délocaliser l’usine en Chine. L’orchestre, caché dans un container à l’arrière-scène et qui, jusque là, jouait des airs plutôt festifs, s’envole dans les airs au son d’un électro-rock du plus bel effet. De nombreux figurants arrivent et préparent la Fabrikk au déménagement, s’attaquant même à la structure à coup de meule.
Puis vient le coup de maître ; sans que je n’aie imaginé ça possible, la scène se replie sur le décor ! En quelques minutes et après quelques petites explosions dus à des problèmes de débranchement électrique, la chocolaterie se transforme en container géant flottant sur un lac artificiel jusque là invisible. Plus fou encore, ces grands malade du Karl’s Kühne Gassenschau ont réussi à créer un mécanisme qui permet à l’ensemble de prendre le large et de sortir de notre champ de vision, nous laissant nez-à-nez avec un lac, tout le reste du décor ayant disparu ! Et, histoire de ne pas tout dévoiler, je rajouterai juste que le final du final est parfaitement trouvé et mis en scène, un grand bravo !
Un petit aperçu du final…
[photo sans crédit, via le site du spectacle]
Conclusion ? Eh bien, je crois qu’à la question que je me posais au début de cette critique, la réponse est oui : Karl’s Kühne Gassenschau rivalise avec le niveau des grosses productions de Broadway et du Cirque du Soleil, jusque là références inégalées pour ma part. Le niveau technique est réellement impressionnant, les effets originaux et bien conçus, ce qui produit une alchimie parfaite avec la dimension artistique.
Je l’ai déjà dit, les acteurs sont tous très bons et charismatiques, la musique colle parfaitement aux situations et le scénario est autant clair qu’intelligent et bien écrit. Le décor est grand, crédible, détaillé et réfléchi (à signaler l’utilisation de la falaise comme support de projection, une belle idée), ce qui permet une magnifique mise en scène, superbement gérée avec des moments particulièrement remarquables. Certes, il y a une marge de progression du côté des performances physiques, mais tout le reste est d’un niveau international et mérite que vous achetiez au plus vite un billet pendant qu’il en reste encore ! Ah, comme je regrette de ne pas avoir vu leurs anciens spectacles, tellement Karl’s Kühne Gassenschau est devenu pour moi synonyme de Fabrikk à grand spectacle !